Chapitre XVIII

Allongé dans un rocking-chair sur la terrasse du bungalow d’Allan Wood à Walobo, Bob Morane contemplait l’animation du wharf où, une demi-heure plus tôt, le steamer de la N’Golo était venu s’amarrer. On était en fin d’après-midi et, logiquement, le bateau aurait dû arriver le matin, mais, à cause du niveau extrêmement bas des eaux, il avait été obligé de contourner de nombreux bancs de vase, perdant ainsi un temps considérable.

Malgré son impatience, Bob demeurait calme. Cela faisait près de deux mois à présent qu’Allan Wood et Leni Hetzel avaient gagné Londres afin de s’y marier, laissant leur ami à Walobo pour qu’il puisse, en compagnie de M’Booli, réaliser ses projets de chasseur d’images. Pourtant, Bob n’était pas parti. Quelque chose l’avait retenu à Walobo : le désir de pouvoir mettre un point final à cette prodigieuse et redoutable aventure qui l’avait mené, lui et ses compagnons, jusqu’à cette mystérieuse Vallée des Brontosaures. Or, ce point final devait être posé en Europe, et c’en était la nouvelle qu’il attendait ce soir-là.

Soudain, il visa, parmi la foule encombrant le wharf, cette jeune indigène en boubou de cotonnade verte et qui tenait un petit paquet à la main. Bob avait aussitôt reconnu Zhila, la servante d’Allan Wood et qui, durant l’absence de son ami, était à présent à son propre service.

Lentement, la jeune fille sortit de la foule et se mit à marcher le long de la rive du fleuve, en direction du bungalow. Quand elle fut tout près, Bob put discerner la nature du paquet qu’elle portait à la main. C’était un paquet allongé et plat : des journaux et des lettres selon toute évidence…

Zhila gravit les marches menant à la terrasse du bungalow et se dirigea vers Morane.

— Cou’ier pour Bwana Bob, dit-elle en tendant le paquet.

Morane le saisit et dit :

— Merci Zhila.

Il ne s’était guère trompé, le paquet en question était bien composé de lettres et de journaux. D’un coup sec, il brisa le lien qui les reliait et se mit à en faire un rapide inventaire. Avant tout, il cherchait une lettre. Il en rejeta plusieurs : des lettres d’amis lointains, d’éditeurs, des factures aussi… Soudain, il tomba sur une missive d’Allan Wood, adressée de Londres. D’un ongle impatient, Morane fendit l’enveloppe et en tira la lettre elle-même, qu’il déplia et lut. Elle était fort brève et disait :

 

« Mon vieux Bob,

 

Il serait temps de te donner de nos nouvelles, surtout que le courrier arrive souvent à Walobo avec un retard assez considérable. Cependant, depuis notre mariage, Leni et moi avons eu à nous occuper de tant de choses : voyage à Vienne, visite à madame Greene, à laquelle nous avons remis, droits payés, le montant des diamants composant l’héritage de son mari. Dans les journaux envoyés par même courrier tu trouveras le détail de tout ceci…

Dans quelques jours, Leni et moi partons pour Paris, pour y vivre quelques semaines dans ton appartement, dont tu nous as si gentiment donné les clés. Alors seulement commencera notre vrai voyage de noces.

Je ne t’en dis pas plus. Très sincèrement à toi.

Al. »

 

Leni avait apposé sa signature auprès de celle de son mari.

Morane laissa retomber la lettre et fouilla parmi les journaux. Deux d’entre eux, dont le coin était marqué d’une croix au crayon rouge, retinrent son attention. C’étaient deux exemplaires du « Times », datant d’une quinzaine de jours environ. Bob déchira la bande d’envoi de l’un d’eux et le déplia. En première page, un article, entouré d’un trait rouge, disait :

 

APRÈS PLUS DE DIX ANS, UNE FEMME RÉCUPÈRE UN HÉRITAGE, VENU DU FOND DE LA JUNGLE AFRICAINE

Londres, le 6 mai,

 

Depuis 1937, madame Herbert Greene et ses deux enfants, âgés respectivement de treize et quinze ans, attendaient vainement, dans un état proche de la misère, le retour de leur mari et père, parti dans le Centre-Afrique pour y chercher fortune. Sans doute ne devait-il y trouver que la mort car, un beau jour, il cessa de donner de ses nouvelles, et sa femme n’entendit plus parler de lui jusqu’au jour…

C’est hier vers trois heures de l’après-midi, qu’Allan Wood, jeune guide de chasse résidant à Walobo, dans le Centre-Afrique, et sa jeune femme, fille de ce professeur Hetzel dont nous avons parlé dans une précédente édition, allèrent frapper à la porte du modeste logis habité par madame Greene et ses enfants, au 96 de Marble Street. Ils étaient porteurs d’un chèque de cent mille livres, délivré par la Banque diamantaire d’Afrique Centrale, et qui représentait le montant de l’héritage d’Herbert Greene.

Comme on le sait – la presse en ayant suffisamment parlé ces derniers jours – Mr. et Mrs. Allan Wood, accompagnés du Commandant Robert Morane, le voyageur bien connu, s’étaient enfoncés dans les territoires hostiles du Centre-Afrique, où règnent les Hommes-Léopards, pour y retrouver un cimetière de sauriens préhistoriques. Non seulement ils découvrirent le cimetière en question, mais aussi les restes d’Herbert Greene et une cantine contenant des diamants encore recouverts de leur gangue. Un message, enfermé dans un flacon ayant contenu de la quinine, accompagnait ce trésor. Dans ce message, Herbert Greene expliquait comment il avait découvert les diamants et, comment, en voulant regagner la civilisation, il avait été attaqué par les Hommes-Léopards et blessé. À l’approche de la mort, il demandait aux éventuels découvreurs des diamants de faire parvenir ceux-ci à sa femme et à ses enfants…

Mr. et Mrs. Wood – et aussi le Commandant Robert Morane, qui est demeuré en Afrique – se sont acquittés de cette pieuse mission avec une merveilleuse probité, avec cette seule différence que les diamants, pour des raisons que l’on comprend, facilité de transport et d’importation, ont été échangés contre un chèque au montant plus que respectable. Mr. et Mrs. Wood ont gardé seulement deux diamants, qu’ils ont remis à la veuve du prospecteur pour qu’elle puisse, a dit Mrs. Wood, « s’en faire des boucles d’oreille et perpétuer ainsi le souvenir de son époux ». Mais Mrs. Greene n’a gardé qu’un seul diamant, dont elle se fera confectionner une bague. Le second diamant, taillé et monté, sera offert à Mrs. Wood comme cadeau de mariage.

Après plus de dix ans, Mrs. Herbert Greene et ses enfants échappent ainsi à cette existence médiocre, pour ne pas dire misérable, qui était la leur Grâce au dévouement et à l’honnêteté de Mr. et Mrs. Wood et du Commandant Robert Morane, le tragique destin d’Herbert Greene se sera finalement mué en conte de fée.

 

Après avoir lu, Bob brisa la bande du second journal. Il était plus vieux de quelques jours et portait en manchette :

 

UN CÉLÈBRE PALÉONTOLOGUE AUTRICHIEN RÉHABILITÉ GRÂCE À L’EXCEPTIONNEL
COURAGE DE SA FILLE.

 

Londres, le 30 avril,

 

Quelques lecteurs se souviendront peut-être d’un événement qui, voilà une dizaine d’années, causa une profonde impression dans le monde de la science. À cette époque, le célèbre professeur Karl Hetzel, paléontologue de réputation mondiale, revenait du Centre-Afrique, où il avait découvert des ossements de brachyosaure, le plus grand de tous les sauriens fossiles connus à ce jour.

Jusqu’alors, les paléontologues considéraient le brachyosaure comme ayant uniquement vécu en Amérique. La découverte du professeur Hetzel bouleversait donc complètement les données sur la répartition de la faune à travers les continents au cours de la période secondaire. Aussitôt – haine vis-à-vis du savant autrichien, impossibilité de la part des savants à reconnaître leurs erreurs ? – une cabale se monta contre Karl Hetzel. On l’accusa d’avoir transporté des ossements de brachyosaure en Centre-Afrique, pour ensuite les y découvrir. Quand il mourut, peu après la guerre, ce doute demeurait.

Sur son lit de mort, Karl Hetzel avait demandé à sa fille, Leni, de partir pour le Centre-Afrique, où il connaissait l’existence d’un vaste dépôt d’ossements préhistoriques, pour la plupart des squelettes de brontosaures, parmi lesquels se seraient trouvés des restes d’animaux, comme le tyrannosaure, considérés eux aussi jusqu’alors comme appartenant à la faune préhistorique américaine…

 

Suivait le récit détaillé du départ de Leni Hetzel, sa rencontre avec Morane et les événements qui en avaient découlé. Et le journal concluait :

À présent, Leni Hetzel – devenue Madame Allan Wood – ayant rapporté d’Afrique un crâne complet de tyrannosaure, dont on ne connaissait jusqu’à présent que de rares vestiges, le doute n’est plus permis. Si le tyrannosaure a habité à la fois l’Amérique et l’Afrique, il peut en avoir été de même pour le brachyosaure. Devant les preuves rapportées par sa fille et les témoignages d’Allan Wood et du Commandant Morane qui les accompagnent, la parole du défunt professeur Hetzel ne peut plus à présent être mise en doute.

 

Morane releva la tête et un mince sourire apparut sur son visage bruni, aux traits marqués par le vent de toutes les mers du monde. Il passa les doigts de sa main droite écartés dans la brosse de ses cheveux et murmura :

— Tout finit donc pour le mieux. Leni a lavé la mémoire de son père. Al a trouvé une épouse charmante et Mrs. Herbert Greene est entrée en possession de l’héritage de son malheureux époux. Quant à moi…

Il n’acheva guère sa phrase et demeura longtemps songeur.

 

*
* *

 

Quand Bob Morane releva la tête, la nuit était tout à fait venue. « Maintenant que j’ai reçu des nouvelles d’Allan et de Leni, pensa-t-il, plus rien ne me retient à Walobo, et je repartirais avec plaisir prendre un long bain de nature sauvage… »

Il se tourna vers l’intérieur du bungalow et se mit à crier :

— M’Booli !… Oh, M’Booli !…

Une voix lui parvint du jardin.

— M’Booli venir, Bwana Bob… M’Booli venir…

Quelques secondes plus tard, le pisteur noir faisait son apparition sur la terrasse.

— Bwana Bob m’a appelé ? demanda-t-il.

Morane hocha la tête affirmativement.

— Oui, M’Booli. Je t’ai appelé pour te dire que j’ai décidé de partir le plus tôt possible en expédition, pour tirer ces photos de rhinocéros. Pendant que je prendrai les clichés, ce sera toi, à la place de Bwana Al, qui me protégera avec le fusil. Quand pourrons-nous partir ?…

Un large sourire éclaira le visage du colosse.

— Nous partir demain, fit-il. M’Booli savoir que Bwana Bob se déciderait. Safari tout prêt…

À son tour, Morane sourit.

— Je savais pouvoir compter sur toi, mon brave M’Booli, fit-il. Nous partirons donc demain à l’aube…

Et, soudain, une crainte lui vint. Avec Allan Wood comme tireur de protection, il savait ne courir aucun risque en cas d’attaque de la part d’un fauve, mais en serait-il de même avec M’Booli ? Certes, il connaissait le sang-froid du pisteur noir, mais celui-ci ne possédait sans doute pas le coup d’œil infaillible de Wood, pour stopper net et, presque à bout portant, la chasse furieuse d’un rhinocéros lancé à fond de train.

Et Bob, pour prendre ses clichés, voulait justement laisser approcher le pachyderme tout près, tout près.

Morane demanda alors, à l’adresse du pisteur :

— Et que se passera-t-il, M’Booli, si tu manques la bête et si celle-ci me tue ?

À nouveau, le Noir eut son grand sourire de cannibale apprivoisé.

— M’Booli l’a déjà dit, fit-il. Si Bwana Bob meurt, M’Booli mangera son cœur pour que le courage de Bwana Bob passe en lui…

 

FIN

La Vallée des Brontosaures
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